Cher·e collègue,

Au détour de notre rencontre, que ce soit lors de la préparation d’un atelier, d’une table ronde ou d’une discussion informelle en salle des profs, tu exprimais ta crainte de te retrouver face au handicap : ce corps perçu comme invalide, cette pensée qui s’effiloche, cette douleur qui, dit-on souvent, traverse l’autre et semble le définir. Une douleur associée à celles et ceux que l’on nomme généralement ‘personnes handicapées’, alors qu’il serait peut-être plus juste de parler de personnes mises en situation de handicap, il me semble.

Je t’ai écouté·e et j’ai ressenti bien de la sympathie. Ce que tu exprimais semblait si pénible, presque cuisant pour toi. Je me suis senti·e désolé·e, tellement désolé·e. Pour toi, pour l’autre aussi. Ce qui m’a frappé, c’est l’écart qui semblait se creuser entre vos mondes, vos vécus. Pourtant, cet écart n’a rien d’infranchissable : il porte en lui l’opportunité d’un dialogue, d’une rencontre qui pourrait enrichir, transformer. Ces deux espaces, celui de ta perception et celui de la réalité de l’autre, mériteraient de se rejoindre, de s’écouter, de se confronter même, pour que s’effacent les stéréotypes et les a priori. Vos échanges pourraient être d’une richesse inestimable, un rendez-vous à ne pas manquer.

C’est vrai que face au handicap, « on sait pas comment faire », et de manière bien trop souvent insidieuse, nous agissons maladroitement en causant trop souvent, au dépens de l’autre, des conséquences néfastes.

D’abord il y a nos émotions primaires et universelles. Face à ce qui nous semble étranger, notre cerveau réagit pour nous protéger : la peur surgit devant l’inconnu, comme un mécanisme de défense pour préserver notre équilibre ou éviter un danger perçu. La gêne, la honte ou l’inconfort s’y ajoute lorsque nos repères vacillent, confrontant notre perception de la norme.

Ces émotions sont compréhensibles. Elles sont à la croisée des chemins entre notre biologie et notre culture. Les sciences cognitives et sociales nous rappellent que l’être humain est câblé pour favoriser ce qui lui ressemble : notre empathie s’exprime plus aisément pour ce qui nous est familier, tandis que l’étrangeté active des circuits de vigilance, toujours teintés de biais (1). Cette baisse naturelle d’empathie envers ce qui nous semble différent peut renforcer les stéréotypes et freiner les interactions authentiques.

Et ces mécanismes, parfois inconscients, façonnent nos ressentis et nos comportements. Peut-être sans le vouloir, nous tombons dans un malaise que l’autre reçoit directement en elle, en lui. Souvent, un excès de compassion ou de pitié surgit nous conduisant à chercher à surprotéger en oubliant que l’autre est avant tout une personne compétente et autonome. Nous pouvons aussi nous sentir coupables, tentant maladroitement d’agir pour soulager cette culpabilité sans réellement inclure ni transformer nos pratiques. Il y a parfois cette admiration déplacée, cette manière de hisser l’autre sur un piédestal, comme s’il incarnait une résilience extraordinaire, au risque d’ignorer ses besoins ou ses désirs tout aussi extraordinaires et ordinaires que les tiens. Et bien d’autres choses encore que je ne saurais nommer ici de manière exhaustive.

Ces comportements, bien que issus de bonnes intentions, risquent de renforcer les stéréotypes et d’ériger des barrières plutôt que de les abattre. Les comprendre, c’est déjà commencer à les déconstruire. J’en suis convaincu·e.

Mais cher·e collègue, s’il est un conseil que je peux te donner quant à la question d’accueillir une personne mise en situation de handicap dans ton atelier, ton cours, ta structure, avant quoi que ce soit d’autre, pose-lui des questions. Demande-lui. Ses envies, ses désirs et ses rêves. Ses possibilités, ses besoins. Crée cette rencontre que j’ai projetée lors de nos échanges à toi et moi.

Car vois-tu, nous avons souvent cette fâcheuse tendance à envisager les personnes mises en situation de handicap comme « en manque de », comme amenuisées, vulnérables ou fragiles. Et si nous changions de perspective ? Ces personnes ne sont pas des fragments à compléter, mais des êtres humains entiers, complets, valides dans ce qu’elles sont. Oui, même dans les situations les plus complexes, même dans des situations de poly-déficiences lourdes. Car crois-moi, si nous savons adapter notre manière d’écouter, nous pouvons toujours, toujours, nous assurer de saisir le désir de l’autre. Et au-delà de ce désir, reconnaître leur force, leur pouvoir, leur capacité de proposition. Ces espaces de dialogue, ces lieux d’échanges, sont une invitation à découvrir des personnes libres de leurs corps et de leurs choix, portées par une volonté profonde qui mérite d’être entendue et respectée. Et c’est là que réside, je crois, la véritable inclusion.

Sources

(1) SPECIMEN, Je ne suis pas raciste mais…, 2013, en ligne (consulté le 16 décembre 2024).

Behavioral Scientist, Familiarity Bias: Glossary, en ligne (consulté le 16 décembre 2024).

Haleem, Ali, et al., « Neurobiological Mechanisms of Familiarity Bias, » Brain Sciences, vol. 14, n° 5, 2024, en ligne (consulté le 16 décembre 2024).

Jones, Sarah, et al., « Neurocognitive Models in Aging and Dementia, » Neurocognitive Advances, 2020, en ligne (consulté le 16 décembre 2024).

Smith, John, et al. (éd.), Cognitive Disorders: A Comprehensive Study, Oxford University Press, 2024, en ligne (consulté le 16 décembre 2024).

Organisation mondiale de la Santé (OMS), Classifications et terminologies, en ligne (consulté le 16 décembre 2024)​

Organisation mondiale de la Santé (OMS), Classification internationale des maladies (ICD-11), 2022, disponible au format PDF : lien (consulté le 16 décembre 2024)​

Modélisation de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) décrite dans la Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF)  
Ce modèle repose sur l’enchaînement de trois concepts : déficience, incapacité, handicap

Voici ce que ces termes signifient dans ce cadre :
* Déficience : une altération d’une fonction corporelle ou mentale, qu’elle soit physique, sensorielle, ou cognitive. Par exemple, une perte de mobilité ou une diminution de l’acuité visuelle.
* Incapacité : la conséquence de cette déficience dans la réalisation d’une activité. Cela désigne les difficultés fonctionnelles rencontrées par une personne, comme ne pas pouvoir marcher ou lire.
* Handicap : le désavantage social qui découle des interactions entre une personne ayant une déficience/incapacité et un environnement non adapté. Par exemple, le handicap survient si une personne en fauteuil roulant ne peut accéder à un bâtiment en raison d’escaliers.Ce modèle met en avant que le handicap n’est pas seulement une question médicale mais résulte de facteurs environnementaux et sociaux.

Sources
Organisation mondiale de la Santé (OMS), Classifications et terminologies, en ligne (consulté le 16 décembre 2024)​
Organisation mondiale de la Santé (OMS), Classification internationale des maladies (ICD-11), 2022, disponible au format PDF : lien (consulté le 16 décembre 2024)​
Pour aller plus loin

* Introduction à la sociologie du handicap : histoire, politiques et expérience, Isabelle Ville, Emmanuelle Fillion et Jean-François Ravaud
De Boeck Supérieur, 2020
Les auteurs interrogent la société dans sa capacité à intégrer le handicap et à satisfaire les préoccupations actuelles de justice sociale. © Électre 2020

*La Condition handicapée,
Henri-Jacques Stiker
Presses universitaires de Grenoble, 2017
Une réflexion sur la place des handicapés dans la société contemporaine, à la croisée d’une prise en charge sociale et d’une exclusion persistante. L’auteur remet en cause les classifications de l’Organisation mondiale de la santé et plaide pour que les porteurs de handicap puissent davantage participer à la vie collective. © Électre 2017

* CIM-11 : Classification Internationale des Maladies | Organisation mondiale de la Santé (OMS)

* « La classification internationale du fonctionnement et du handicap (CIF) » | École des hautes études en santé publique (EHESP), 21 avril 2020
Cette page du site de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) propose de nombreux liens pour découvrir la CIF.

* « Classification des handicaps : enjeux et controverses », par Véronique Lespinet-Najib et Christian Belio | Hermès, La Revue, vol. 66, no. 2, 2013
Cet article analyse l’évolution de la notion de handicap par le biais des classifications de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’ancrage théorique des classifications implique des conséquences sociétales qui participent notamment à l’évolution des normes de référence permettant de définir le handicap.