“ Precious liquids ”

En 1992, lors de la Documenta IX de Cassel [1], Louise Bourgeois propose, dans un réservoir en bois sombre, son œuvre : « Precious liquids » [2].

Dans cette pièce ronde et sombre, disposée au-dessus d’un lit de fer, une multitude de fioles et de flacons en verre reliés les uns aux autres par des tubes de métal qui semblent conduire vers l’extérieur, le haut ou le bas, ce que contiennent ces alambics.

Face au lit, un manteau d’homme recouvre la robe d’une fillette. Tout autour, des objets disposés symbolisent les souvenirs, le trauma, l’inconscient.

Les liquides précieux que Louise Bourgeois évoque sont les fluides qui s’écoulent dans et hors du corps consécutivement à un choc émotionnel. Transfigurant les émotions qu’elle ressentait envers son père quand elle était enfant, l’artiste met en scène la mécanique des fluides produits par les émotions, dans cette œuvre thérapeutique et chargée de symboles. 

« Comme les vieilles craintes étaient reliées aux fonctions du corps, elles réapparaissent à travers lui. Pour moi la sculpture est le corps. Mon corps, c’est ma sculpture. Le verre devient une métaphore des muscles. Il représente la subtilité des émotions, la mécanique organique et aussi son instabilité. Quand les muscles du corps se relâchent et que leur tension croît, un liquide s’épanche. Les émotions intenses deviennent un liquide matériel, une liqueur précieuse. »

Louise BOURGEOIS [3]

Louise Bourgeois raconte ici l’alchimie des fluides dans le corps, le corps qui laisse rejaillir, malgré lui, les émotions qu’il renferme, toujours malgré lui et malgré le silence.

« Car rien, rien ne résiste à la voix »

Mutation

Et parce que rien ne résiste à la voix, la voix comme fluide premier de vie, l’élaboration de fluides est sans cesse renouvelée entre intensification, assèchement et modification. Mutation des fluides. Des larmes, de la lubrification, de l’excitation, de l’éjaculation, du lait… Et du sang.

L’œuvre de Louise Bourgeois rencontrée au hasard de mes évasion nocturnes sur la toile infinie d’Internet et ce que j’en découvre plus tard et décrit par Laure VAUBOURG-BERTRAND [4] m’interpelle.

« L’endométriose est une affection caractérisée par la présence de fragments de tissus similaires à la muqueuse utérine, situés à l’extérieur de l’utérus, à des endroits où ils ne devraient pas être. Le tissu n’est pas identique à la muqueuse utérine, mais il semble similaire sous un microscope. »

Susan EVANS et Deborah BUSH [5]


Cela entre en résonance d’avec mes interrogations concernant l’endométriose : si un choc émotionnel suffisamment puissant peut permettre la modification des fluides vitaux dans le corps alors la source de modification des cellules d’endomètre en cellules d’endométriose ne pourrait-elle pas être imaginée comme celle d’un choc émotionnel puissant ?

Génétique, activité enzymatique, récepteurs hormonaux, réactivité hormonale, apparence microscopique et apparence visuelle, les fragments de tissus présents en dehors de la cavité utérine montrent des différences significatives d’avec les cellules d’endomètre [6].

Similaires mais différentes. Ressemblantes mais non identiques. 

Les lésions d’endométrioses ont peut-être pour origine le fluide du sang menstruel fait matrice, la matière originaire de la fécondité. Mais le tissu endométriosique n’est pas l’endomètre. Si l’on peut envisager qu’il a pour origine le sang menstruel, il y a pourtant bien une mutation à constater. Une transformation modifiant significativement la nature des cellules d’endomètre. Une transmutation. Comme une mue. Celle de la voix qui elle aussi, sous l’effet de l’imprégnation hormonale, transmue.
Voix et Sang, fluides de vie tous deux agis par des composantes de ce qui relie tête et corps, liaison entre extérieur, intérieur, émotion, humeur et symptôme au sens de ce qui s’exprime à travers l’enveloppe physique du sujet.

Migration

Dans l’œuvre de Louise Bourgeois, les tubes semblent relier aléatoirement certaines fioles à d’autres et parfois diffuser vers l’extérieur ce qu’elles contiennent. À l’intérieur des fioles et des tubes, on imagine une mystérieuse circulation en perpétuelle élaboration et en perpétuel mouvement,

L’endométriose se répand de manière surprenante dans l’abdomen, principalement dans la zone pelvienne mais pas seulement, aussi au-delà.

Épanchement de liquide péritonéal porteur des cellules ou circulation par voie lymphatique ou voie veineuse ? Les théories se confrontent et s’affrontent [7].

Mais quoi qu’il en soit des axes par lesquels on cherche à fixer l’origine de l’endométriose, des cellules migrent ou ont migré dans le corps et se fixent ailleurs que le creuset initial de leur forme originelle, parfois juste autour, parfois bien plus loin.

Nombreuses et variées sont les zones du corps que l’on retrouve atteintes de lésions, outre le péritoine : nerfs, muscle, muqueuse, diaphragme, poumons [8], péricarde [9], jambes, larynx, cerveau, nez [10]. La liste est longue.

Loin de se cantonner à l‘atteinte des corps aux caractéristiques majoritairement féminines, on retrouve de l’endométriose chez des fœtus [11], chez des femmes n’ayant pas d’utérus fonctionnel [12] mais aussi chez des personnes ayant des caractéristiques majoritairement masculines.

Dans ce dernier cas, d’après la Dr Marina Kvaskoff, une quinzaine de cas sont décrits dans la littérature clinique [13]. Pour l’expliquer, les chercheuses et chercheurs ont développé la théorie métaplasique dite « théorie des restes embryonnaires ». Cette théorie postule que des cellules provenant des canaux de Müller [14] se développeraient en lésions d’endométriose au moment de l’organogenèse, c’est-à-dire au moment de la formation et du développement des organes chez l’embryon entre la 4e et la 8e semaine de grossesse.

C’est une mise en mouvement migratoire sans limite, ni dans les lieux d’atteinte, ni dans le temps. Alors comment le fœtus atteint dès sa conception peut-il voir évoluer la pathologie en son corps ?

Évolution

L’endométriose est une pathologie évolutive.
On peut distinguer jusqu’à six types de lésions différentes qui semblent changer dans le temps.

Ces lésions réagissent aux variations de l’œstrogène. Cette hormone est fabriquée en plus grande quantité dans les corps à caractéristiques gonadiques féminines que dans ceux à caractéristiques gonadiques masculines [15].

Elle est produite par les différentes glandes hormonales telles les ovaires mais aussi les glandes surrénales [16]

Ces glandes sont elles-mêmes déréglées par l’alimentation [17], le stress [18] et les douleurs chroniques engendrées par la pathologie de l’endométriose, entre autres.

Elles se mettent à produire un excès de cortisol qui vient  faciliter l’accumulation du tissu adipeux – tissu gras – dans le corps.

Le tissu adipeux, quant à lui, contient des enzymes d’aromastase. Cette enzyme, impliquée dans la production d’œstrogènes, catalyse la conversion de la testostérone – un androgène – en estradiol – un œstrogène. L’aromatase se trouve dans les cellules productrices d’œstrogènes des glandes surrénales, des ovaires, du placenta, des testicules, du tissu adipeux et du cerveau.

Les symptômes de la pathologie nourrissent la pathologie qui vient amplifier les symptômes. 

Ainsi la boucle est bouclée.

Et ainsi se tisse peu à peu ce qui apparaît comme une toile d’araignée psychique et organique à la fois rigide et mouvante.
L’endométriose continue chez certaines personnes atteintes à évoluer durant une grossesse ou après la ménopause. Ce dysfonctionnement du corps, cet épanchement de cellules invasives paraît intarissable dans certains cas. C’est un envahissement du corps qui se fait lieu d’accueil d’un corps qui, tout en étant une part de lui-même, lui est étranger. Jusqu’à faire régner une totale discordance. 

Le corps s’en défend, tente de s’en protéger avec les moyens qui sont les siens : nodules, kystes, cicatrices adhérentielles, fibrose.

Les cellules d’endométriose s’inspirent de celles de l’endomètre. Elles l’imitent et limitent. Elles semblent en être une copie mais ne sont en rien conformes. Et pourtant elles s’acharnent. Elles pointent. Elles crient. Elles remplissent les espaces vides, le silence nécessaire au passage de l’air. À la respiration. À la vie. À la Voix.

Fuite

Malgré toutes les tentatives de réparation de la mécanique, l’endométriose résiste. Parfois, elle semble même s’aggraver, se renforcer, se galvaniser, flamber. Comme si chaque tentative de soulager le corps atteint n’était perçu que comme une agression qui chaque fois qu’elle serait renouvelée donnerait comme réponse du corps une évolution d’aggravation des symptômes. Quelle en est l’origine ? La cause ? 

Lorsque je rejoins le DU « Voix et Symptômes : Psychopathologies et clinique de la voix », ces questions me reviennent, sans cesse.

Dans la prise en charge de l’endométriose, à travers mon propre parcours et mon observation empirique, il m’a semblé rencontrer plus de demande au corps de silencier son expression que d’écoute et d’accueil du récit qu’il met en scène juste sous nos yeux.
Cela ne me paraît pas anodin.

« Car rien, rien ne résiste à la voix »

Mais au travers de quoi la voix devrait-elle fuiter envers et contre tout ?

Quelle histoire ses corps atteints d’endométriose veulent-ils raconter envers et contre tout ?

Notes

[1] Documenta, Kassel, 13 juin – 20 septembre 1992, commissaire : Jan Hoet

[2] Louise BOURGEOIS, « Precious liquids », installation artistique réalisée en 1992, dans un

réservoir d’eau d’immeuble new-yorkais.

[3] note adressée au Musée national d’art moderne de Paris, après l’acquisition de l’œuvre

[4] VAUBOURG-BERTRAND L., « Sang Peur », in Champ psychosomatique n° 40, Bègles, L’Esprit du temps, 2005, pages 147 à 163.

[5] Susan EVANS, Deborah BUSH, Endometriosis and pelvic pain, Adelaide, Susan F. Evans Pty Ltd, 2011.

[7] David REDWINE, 100 Questions & Answers, Burlington, Jones and Bartlett publishers, 2009.

[8] David MARTIN, David REDWIN, « Great debate on the origins of endometriosis », in Conférence médicale, 2019.
https://www.endofound.org/dan-martin-david-redwine-great-debate-on-the-origins-ofendometriosis

[9] JOSEPH, J., SAHN, S. « Thoracicendometriosis syndrome : New observations from an analysis of 110 case », The American Journal of Medicine, Vol. 100, n° 2 1996, p. 164-170

[10] CHARPENTIER, E., PETIT, E., BERANGER, S., AZARINE, A., « Presumption of pericardial endometriosis using MRI : Case report and review of the literature », J Gynecol Obstet Hum Reprod. 48(1), 2019, p. 71-77

[11] MIGNEMI, G., FACCHINI, C., RAIMONDO, D., MONTANARI, G., FERRINI, G., SERACCHIOLI, R., « A case report of nasal endometriosis in a patient affected by Behcet’s disease », Minim Invasive Gynecol. Vol. 19 (4), 2012, p. 514-516

[12] SIGNORILE, P-G., BALDI, F., BUSSANI, R., VICECONTE, R., BULZOMI, P., D’ARMIENTO, M., D’AVINO, A., BALDI, A., « Embryologic origin of endometriosis: analysis of 101 human female fetuses », J.Cell. Physiol, vol. 227, n°4, 2012, p. 1653-1656

[13] KEFALAS TRONCON, J., TAGLIATTI Zani, A., DAMASCENO VIEIRA, A. POLI‑NETO, O., NOGUEIRA, A., ROSA-E-SILVA, J., Endometriosis in a Patient with Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser Syndrome, 2014

[14] Dont certains sont à retrouver sur Pudmed.org. Webinaire Compare 15 juillet 2020

[15] Structures embryonnaires qui constituent les voies génitales indifférenciées de l’embryon, avant que celles-ci ne se différencient en appareil génital féminin/masculin jusqu’aux environs des 8 semaines d’aménorrhée.[1] Un corps est composé de données sexuelles à de multiples stades : chromosomiques, gonadiques et corporels. Ces différents stades n’interagissent pas forcément entre eux et aujourd’hui encore, seuls les organes externes sont observés pour définir l’identité sexuelle et de genre d’un individu. Selon VINET, E., & MORANDEAU, C., Formation Culture de l’égalité, 2014.

[16] Dû, entre autres, à un taux œstrogénique plus élevé. Selon l’OMS, les œstrogènes augmentent les inflammations, le développement de l’endométriose et les douleurs qui y sont associées, et jouent donc un rôle dans la maladie. Le lien entre œstrogènes et endométriose est toutefois complexe, car l’absence d’œstrogènes ne signifie pas forcément l’absence d’endométriose. https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/endometriosis 

[17] FOURNIER, T., JARTY, J., LAPEYRE, N., TOURAILLE, P., « L’alimentation, arme du genre », in Journal des anthropologues, n° 140-141, Portail Persée, 2015/1-2, p. 19-49.

https://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2015-1-page-19.htm

[18] BERCOT, R., « Rapports sociaux de sexe et appréciation du mal être au travail », in Raison présente, n° 190, Paris, Union rationaliste, 2014, p. 19-29.

https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2014-2-page-19.htm